L'Acte Photochimique
La photographie peut être considérée comme une langue vivante, qui n’a de cesse d’évoluer depuis son invention. Comme l’a théorisé William Crawford, les procédés ou techniques en seraient la syntaxe — le signifiant, la forme déterminant à la fois les possibles et les limites de ce que l’on peut représenter —, quand les sujets en seraient une sorte de sémantique visuelle — le signifié, le sens.
Dans “L’Acte Photochimique”, je présente une réflexion diachronique sur la linguistique photographique, par le biais de traductions successives. Je pars de textes fondateurs dans l’histoire de la photographie, que je convertis en valeurs numériques hexadécimales. À ces valeurs correspondent également des nuances de gris, ce qui me permet de traduire ces textes pionniers en pixels. J’emploie ensuite un procédé photochimique faisant sens avec chaque texte (ici, le tirage sur papier salé, la phytotypie et la cyanotypie) pour tirer d’une part une visualisation du texte en pixels, et d’autre part un aperçu des valeurs hexadécimales intermédiaires.
En l’occurence, j’ai sélectionné des textes de Talbot et Herschel, faisant écho aux trois parties du livre de Maurice Daumas intitulé “L’acte chimique — Essai du l’histoire de la philosophie chimique” (1946), où il est question des évolutions majeures en chimie, intrinsèquement liées au façonnage du langage chimique. Il s’agit par ce choix de replacer la naissance et les transformations du langage photographique dans l’histoire de l’alchimie et de la chimie moderne.
Les tirages des textes convertis en pixels sont insérés dans différents exemplaires de ce livre, en vis-à-vis avec les titres des chapitres. Les tirages des valeurs hexadécimales sont quant à eux présentés de manière à évoquer des écrans d’ordinateur.
Les distances temporelles entre les différentes syntaxes employées — analogiques ou numériques — sont ainsi entremêlées et condensées dans des objets photographiques auto-réflexifs. Les strates de traduction apparentes mettent en évidence les évolutions passées, présentes et futures du médium.
Première partie : la naissance d'une idée
L’acte photochimique, première partie : la naissance d’une idée. Tirages sur papier salé aux formats 44,7cm x 33,5cm et 9,2cm x 9,2cm sur papier Bergger COT 320. Traductions en valeurs hexadécimales et en pixels du brevet de William Henry Fox Talbot sur le calotype et le papier salé.
Cette partie est inspirée de l’un des brevets déposés par William Henry Fox Talbot. Dans ce brevet, il décrit à la fois le calotype, procédé de prise de vue qui permet d’obtenir un négatif, et le tirage sur papier salé, qui permet d’obtenir une épreuve positive à partir dudit négatif. Cette idée d’une matrice négative permettant d’obtenir plusieurs tirages positifs marquera l’histoire de la photographie argentique.
Ce chapitre de “L’Acte Photochimique” est donc un hommage à l’idée fondamentale de Talbot. J’ai employé la technique du papier salé pour tirer ces deux conversions du brevet de William Henry Fox Talbot — hexadécimale et pixellaire.
Deuxième partie : la solution d'un problème
L’acte photochimique, deuxième partie : la solution d'un problème. Tirages kakitypes non-fixés aux formats 44,7cm x 33,5cm et 9,2cm x 9,2cm sur papier Bergger COT 320. Traductions en valeurs hexadécimales et en pixels d’un extrait de la communication de Sir John Herschel sur la phytotypie.
Cette partie constitue un hommage à Sir John Herschel, qui a inventé la phytotypie, c’est-à-dire l’obtention d’images grâce à la photosensibilité des colorants ou tanins végétaux. J’ai donc traduit en valeurs hexadécimales puis en valeurs de gris un extrait de l’une de ses communications sur le sujet : il y décrit un certain nombre d’expériences photographiques à partir de différentes espèces de plantes.
Je mène pour ma part des recherches sur ces procédés photographiques végétaux depuis une dizaine d’années, et du fait de leurs caractères naturel et éphémère, j’y vois une solution à un problème très contemporain : la surproduction et la surabondance d’images.
Ici, j’ai donc choisi de réaliser ces tirages à partir de jus de kaki vert, dont les tanins foncent à la lumière. J’ai également pris le parti de ne pas fixer ces tirages : ils finiront par disparaître, et cet effacement progressif de l’image fait partie intégrante de l’œuvre.
Autrement dit, ce chapitre résonne comme un manifeste : il s’agit à la fois de défendre une création plus éco-responsable, et de valoriser la disparition de l’image comme un geste poétique, poïétique et politique.
Troisième partie : à l'échelle de l'électron
L’acte photochimique, troisième partie : à l'échelle de l'électron. Cyanotypes aux formats 44,7cm x 33,5cm et 9,2cm x 9,2cm sur papier Bergger COT 320. Traductions en valeurs hexadécimales et en pixels d’un extrait de la communication de Sir John Herschel sur la photosensibilité et le cyanotype.
Ce dernier chapitre puise également ses origines dans les écrits de Sir John Herschel. Je suis partie d’un autre extrait de l’article qu’il a communiqué à la Royal Society en juin 1842. Dans ce passage, il s’émerveille de la grande diversité des substances potentiellement photosensibles, ayant constaté qu’un “équilibre instable” au niveau moléculaire favorisait certaines réactions photochimiques. Ainsi, bien que la connaissance de la structure de la matière soit encore imprécise à cette époque, Herschel fait preuve d’une grande justesse dans ses observations et ses inductions.
Alors que les autres pionniers de la photographie avaient majoritairement concentré leur attention et leurs recherches sur les procédés aux sels d’argent et leurs perfectionnements, Sir John Herschel a étendu le champ des possibles en ouvrant la voie aux procédés photographiques végétaux et aux procédés aux sels de fer. De ce fait, il a considérablement enrichi la syntaxe photographique.
Dans cet extrait, il poursuit en décrivant l’un des procédés ferriques de son invention : le fameux cyanotype. C’est donc ce procédé que j’ai retenu pour réaliser ces deux tirages.