Par Raphaële Bertho, historienne de la photographie


          L’histoire de la Tilted Horizon Society est l’une de celles dont l’histoire de la photographie a le secret : des archives retrouvées par hasard, une société savante oubliée depuis des décennies, et la découverte d’une pratique assidue associant érudits et amateurs autour d’un horizon photographique qui intrigue au fil des siècles. Au cours de l’année 2019, la photographe Anne-Lou Buzot trouve une boîte en carton dans la cave d’une maison de famille. À l’intérieur, des documents photographiques soigneusement consignés et des écrits provenant notamment de la Nouvelle société de l’horizon incliné. Personne ne sait comment ces documents sont arrivés là. Son grand-père, décédé en 1998, les avait peut-être conservés, ou acquis, cela reste une énigme. 

          Un an après cette curieuse découverte, Anne-Lou Buzot profite de l’occasion offerte par le mentorat des Filles de la Photographie en 2020 pour se plonger dans ces archives. Elle met alors à jour un pan jusqu’alors inconnu de l’histoire de la photographie, le récit d’une recherche singulière qui va user du médium photographique pour interroger notre horizon et son devenir. Une première Société de l'horizon incliné est créée à Paris en 1881. À en croire les écrits des fondateurs, ils entendent poursuivre les travaux de la Tilted Horizon Society of Great Britain qui a vu le jour quelques années plus tôt de l’autre côté de la Manche. Convaincus que « la photographie est le procédé qui reproduit le plus fidèlement la nature », cette poignée d’érudits s’interroge sur l’inclinaison systématique de l’horizon dans les représentations photographiques : l’horizon serait-il réellement incliné ? Si la société londonienne n’a a priori laissé aucunes traces, les fragments d’archives retrouvés par Anne-Lou Buzot permettent de reconstituer partiellement le devenir mouvementé de la Société de l’horizon incliné, et ce sur plus d’un siècle.

La Société de l'horizon incliné : les origines savantes

          Lors de la fondation de la Société de l’horizon incliné, à la fin du XIXème siècle, la profusion des sociétés savantes à Paris est telle que l’administration n’a pas toujours le temps de procéder à leur enregistrement en bonne et due forme. Ainsi, de nombreuses sociétés sont créées sans autorisation ni reconnaissance officielles. C’est visiblement le cas de la Société de l'horizon incliné, qui ne figure dans aucun registre et doit donc renoncer à certains privilèges (aides financières, prêt de bâtiments publics pour l’accueil des réunions…). Cela n’arrête pas ses fondateurs, convaincus de l’importance de leurs recherches et de la reconnaissance, à terme, de leurs travaux.

          Le 18 janvier 1881, Hippolyte de Merville et son épouse Adrienne invitent Félix Bayard et Louis-Auguste Lemire dans leur appartement parisien de la rue de Bretagne pour établir et signer les statuts de la société savante. Si cet acte fondateur a lieu en toute discrétion, les intéressés mentionnent toutefois en ouverture des statuts une société similaire, fondée à Londres en 1863 : the Tilted Horizon Society of Great Britain. Celle-ci joue manifestement un rôle dans la genèse de la société savante parisienne sans que ce rôle puisse être clairement évalué. Aucune mention de correspondance ou de rencontre entre les deux sociétés n’a pu être retrouvée. Le statut des fondateurs leur permettait de voyager sans difficulté Outre-Manche, et c’est peut-être à l’occasion de l’un de ces voyages qu’ils ont pu rencontrer les membres de la société britannique.

          Les quatre comparses sont réunis par une conviction commune : l’horizon est incliné, et seule la technique photographique, du fait de sa fidélité de rendu du réel est capable de le révéler. En effet, ils adhérents tous à la théorie dite de l’« horizon incliné », fondée sur l’idée que la perception humaine « redresse » l’horizon de manière imperceptible. L’œil et le cerveau travaillent ainsi à conserver l’équilibre du corps en induisant une perception transfigurée du réel, que la prise de vue photographique, par son caractère mécanique, permet de révéler. Partant de cette théorie, les membres de la Société de l'horizon incliné se donnent plusieurs missions : rassembler et légender des documents photographiques représentant l’horizon ; étudier méthodiquement l’inclinaison de l’horizon, en rechercher les causes et en anticiper les conséquences ; commanditer des recherches et des expériences sur des problématiques précises ; archiver et diffuser ces recherches.

          Dans un premier temps, la société savante s’organise autour de ses quatre membres fondateurs : Hippolyte de Merville en est le président, Félix Bayard le secrétaire, Louis-Auguste Lemire le trésorier et Adrienne de Merville l’archiviste. Il y a plusieurs conditions pour devenir membre titulaire : être présenté par un autre membre, recueillir la majorité absolue auprès de l’ensemble des membres titulaires, et s’acquitter d’une cotisation annuelle. Sans doute par souci de progressisme social, on peut noter ici que la société s’annonce comme ouverte à la gent féminine, ce qui est précurseur pour l’époque.

          Les membres fondateurs sont bientôt rejoints par quelques acolytes, et ensemble, ils développent un réseau de membres correspondants. Parmi eux, le nom du célèbre photographe Gustave Le Gray est mentionné. Contacté peu de temps après la fondation de la société savante, ce dernier aurait envoyé un couple de négatifs au collodion d’une marine égyptienne : un négatif exposé pour le ciel, l’autre pour la mer, et sur les deux, l’horizon est incliné. En cours d’expertises, ces clichés pourraient se révéler être des originaux inédits.

          Durant une dizaine d’années, la société savante est assez active. La trentaine de membres se réunissent régulièrement, organisent des excursions annuelles sur le littoral et étudient l’inclinaison de l’horizon avec méthode et curiosité. Les années passant, l’investissement de chacun s’amenuise, et la Société de l'horizon incliné finit par disparaître.


Le Cercle des disciples de l’horizon incliné : la dérive sectaire

          C’est en 1903 que la théorie de l’horizon incliné refait surface dans le paysage intellectuel parisien, sous l’impulsion d’un ancien membre de la société savante, Constantin Belœil. Ce dernier l’a quitté quelques années plus tôt, arguant de l’absence reconnaissance de ses analyses par les autres membres. La lettre qu’il adresse lors de son départ en avril 1889 à Adrienne de Merville laisse à penser que les dissensus scientifiques masquaient en réalité une concurrence sentimentale pour le cœur de l’archiviste.

          Malgré l’officialisation de ce Cercle des disciples de l’horizon incliné, les recherches menées par Anne-Lou Buzot se sont révélées peu fructueuses. Le seul fait établi avec certitude, et non des moindres, est la dissolution de l’association pour dérive sectaire par un arrêté préfectoral en date du 19 novembre 1911. D’après ce document, Constantin Belœil aurait amené ses disciples les plus dévoués à un suicide collectif, mettant lui-même fin à ses jours.

          L’explication de cette tragédie se trouve peut-être dans un fragment de correspondance daté de 1889 et conservé dans la fameuse boîte en carton. Constantin Belœil adresse une lettre à Adrienne de Merville, dans laquelle il lui fait part de ses inquiétudes quant à l’évolution de l’inclinaison de l’horizon. Il prédit un renversement complet de celui-ci — qui serait sans doute synonyme de fin du monde —, et s’indigne de l’absence de réaction des autres membres, voire de leur mépris pour son hypothèse. Il quitte alors la société savante, et forme le cercle quelques années plus tard. L’orientation apocalyptique des écrits de Constantin Belœil pourrait expliquer le suicide collectif.


La Nouvelle société de l'horizon incliné : le renouveau récréatif

          Malgré ce passé tumultueux, la théorie de l’horizon incliné n’a pas fini de faire parler d’elle. En 1947, une nouvelle association est créée par Jeanne de Merville, petite-fille d’Hippolyte et Adrienne de Merville : la Nouvelle société de l'horizon incliné. Jeanne de Merville y promeut une approche plus récréative que scientifique de la théorie de l’horizon incliné. Souhaitant faire oublier les dérives sectaires du début du siècle, elle en propose une vision conviviale et ludique.

          Le développement de la pratique amateur de la photographie et le développement des pratiques touristiques dans les années 1950 et 1960 correspond à l’âge d’or de l’association qui atteint jusque 150 membres à cette époque. Au fil des ans se tisse un vaste réseau de membres correspondants qui font parvenir à la Nouvelle société de l'horizon incliné leurs clichés de vacances à la plage depuis la France mais aussi l’étranger. Des excursions photographiques sont régulièrement organisées, des expériences empiriques sont menées.

          En perte de vitesse à partir des années 1970, l’association est dissoute en 1985. Toutefois, Jeanne de Merville continue à rassembler des photographies représentant l’horizon incliné, jusqu’à sa mort en 1995. Après sa disparition, les archives de la Nouvelle société de l'horizon incliné, ainsi que les archives — sans doute partielles — qu’elle avait conservées de la société savante de ses grands-parents, sont dispersées. Les fragments présents dans la boîte retrouvée par Anne-Lou Buzot ont permis d’en refaire partiellement l’histoire, en espérant que la publication de ces travaux permette d’identifier d’autres archives conservées dans des caves ou des greniers.


The Tilted Horizon Society : une redécouverte photographique

          Anne-Lou Buzot souligne la puissance évocatrice de cet ensemble d’images collectées depuis plus d’un siècle. Ce corpus nous immerge dans plusieurs histoires croisées : celle des techniques photographiques, des pratiques de l’images et finalement des pratiques sociales elles-mêmes.

          Le choix de la photographie comme outil de la preuve, de révélation puis de démonstration de l’inclinaison supposée de l’horizon, nous rappelle les qualités attribuées au procédé depuis son invention : la photographie est une représentation fidèle du réel. Par ailleurs la collection constituée d’images collectées auprès des correspondants au fil des années, nous permet de traverser une histoire des techniques mais aussi des usages du procédé. Les prises de vues scientifiques laissent la place aux clichés de vacances.

          Mais à force de scruter l’horizon, ces images nous transportent un peu plus loin, à l’horizon de nos attentes et de nos devenirs. Cette histoire est finalement une histoire de perspective : d’où l’on regarde et vers où ? Car, quelle que soit notre opinion sur la théorie de l’horizon incliné, il y a tout lieu de croire que la terre penche effectivement depuis un siècle.

          Anne-Lou Buzot a décidé de poursuivre l’œuvre initiée par Hippolyte et Adrienne de Merville en créant The TIlted Horizon Society. Dénommée selon la toute première société savante britannique, cette association aura pour vocation de diffuser les archives retrouvées et d’enrichir le corpus en s’inspirant de la dynamique participative des correspondants, aidé cette fois des réseaux numériques. Une mise en lumière qui permettra, qui sait, de retrouver d’autres boîtes.

Chronologie 


1863 : création de la Tilted Horizon Society of Great Britain à Londres. 

1881 : création de la Société de l’horizon incliné à Paris, société savante fondée par Hippolyte et Adrienne de Merville, Félix Bayard et Louis-Auguste Lemire. 

1903 : création du Cercle des disciples de l’horizon incliné par Constantin Belœil, membre dissident de la Société de l’horizon incliné. 

1911 : dissolution du Cercle des disciples de l’horizon incliné par arrêté préfectoral invoquant une dérive sectaire. 

1947 : création de la Nouvelle société de l’horizon incliné, association fondée et présidée par Jeanne de Merville, descendante d’Hippolyte et Adrienne de Merville. 

1985 : dissolution de la Nouvelle société de l’horizon incliné, mais Jeanne de Merville continuera à archiver des documents photographiques jusqu’à son décès en 1995. 

2019 : découverte d’une partie des archives de la Nouvelle société de l’horizon incliné par Anne-Lou Buzot. 

2021 : création de The Tilted Horizon Society, qui a pour vocation de rassembler, de conserver, de valoriser et d’enrichir les archives concernant la théorie de l’horizon incliné.

Post-scriptum

          La belle histoire des sociétés de l’horizon incliné n’existe que dans l’imagination d’Anne-Lou Buzot. Loin d’être une plaisanterie anodine, cette fiction vient interroger notre histoire. Celle de ces enfants du siècle du progrès qui scrutent l’horizon avec perplexité, puis ceux du siècle des loisirs qui s’en amusent. Nous sommes les enfants d’un siècle qui voit son horizon politique et climatique pencher sérieusement, il serait temps que nous apprenions à le voir.